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Janine Tutor

J’ai connu Janine bien après qu’elle aie produit ce que nous vous montrons ici. Elle était malade et jetait régulièrement son travail au feu. Quand je lui demandais pourquoi, elle s’étonnait et disait que ça la libérait. Je me demande bien quelle libération on peut trouver dans la destruction de ses propres créations. Beaucoup de gouaches, ça puait dans la cheminée.

Sous un pseudo pas bien malin, Janine a passé quelques années à peindre et à illustrer des fanzines punks dans les années 1980. Elle était aussi régisseur pour des spectacles d’avant-garde, c’est ça qui lui remplissait son assiette. Les punks, ça ne rapportait rien à l’époque.

Elle me racontait comment elle semait la panique avec ses copains dans la fac qu’elle fréquentait alors. C’était une ancienne usine d’électronique recyclée en lieu de transmission de culture artistique. Parmi les heureux professeurs, on trouvait quand même Rancillac, Michel Journiac ou les Poirier. Janine partageait avec quelques camarades l’idée qu’il n’y avait pas de futur. C’était même le credo de toute une génération : no future !

Pour vous donner une idée de leurs activités, les compères de Janine avaient vidé une bouteille de sang de porc dans une salle aveugle de la fac, un vendredi soir. Le lundi matin, à la reprise des cours, tout le bâtiment avait été envahi d’une puanteur terrible. L’épouvante s’empara de tout le monde. Janine s’amusait bien à raconter ce genre de taquineries. Quelques années après son départ de la fac, elle y est retournée pour une raison que j’ai oublié, et a discuté en partant avec le chef des vigiles. La situation avec les nouveaux étudiants était très calme et polie. Au moment de le quitter, il lui a avoué qu’il se marrait quand même beaucoup plus à l’époque de Janine.

Après la fac, je ne sais pas trop ce qu’elle est devenue, si ce n’est qu’elle participait à ces revues semi-clandestines qui portaient aux nues des déviants qu’on mettrait direct en taule de nos jours. Elle lisait beaucoup le quotidien Libération, comme on le voit sur les images de la galerie. Le groupe de graphistes Bazooka a eu toute une période consacrée à l’actualité par le biais de ce journal, avec Un regard moderne ou des illustrations de hors-séries (sur l’affaire RAF entre autres). La façon qu’avait Janine de parler de ça me donne à penser qu’elle a eu le béguin pour Kiki Picasso ; mais j’ignore si elle l’a connu pour de vrai.

Elle a aussi réalisé des films au tout début de la vidéo. A cette époque, une seule salle en France diffusait des vidéos (dont un clip extraordinaire des Screamers, le groupe qui faisait des concerts à la radio et laissait les instruments jouer pendant qu’eux faisaient le tour du quartier en voiture pour s’écouter en direct sur la radio de la bagnole) et dans le monde de l’art, Nam June Paik était une attraction au musée Beaubourg de Paris. Janine elle, a filmé en super8, un format de pellicule assez minuscule et très fragile. L’avantage du super8 était son coût, ridicule. Un jour, Janine est allée chercher une bobine développée chez la marchande, qui lui a proposé de visionner le film pour vérifier que ça allait bien. Janine l’a remerciée et elle sont passées toutes les deux dans l’arrière-boutique où trônaient un projecteur et un écran. La marchande a éteint la lumière et a dit : "j’espère que ce n’est pas comme le monsieur de ce matin, qui a filmé ses parties de jambes en l’air !" Janine a rit en la rassurant, non pas du tout, pensez-donc. Dans la pénombre, la marchande a lancé le film et les premières images ont défilé sur l’écran, c’était des photos de cul, d’énormes bittes et des chattes dégoulinantes. Janine s’est soudain rappelé que cette bobine était un manifeste contre la vivisection et qu’elle comptait insérer des images porno pour renforcer le message. La marchande était furieuse, elle a donné la bobine à Janine, sans ménagement. Cette dernière se confondait en excuses, essayant d’expliquer le concept en balbutiant. Par la suite, les bobines sont passées par un autre magasin.

Dorénavant, on peut lui attribuer toutes les intentions qu’on veut, vu qu’elle est morte.

Sophie

PS : la musique qu’elle écoutait lorsqu’elle peignait ses photos de presse, c’était Killing Joke, Suicide, Kleenex, Throbbing Gristle (très inspirant), Severed heads ou UkayDecay. C’est très international. Je lui demandai s’il n’y avait rien en France qui soit potable, elle me parlait d’un tas de groupes introuvables. Dans la catégorie des trouvables, DDAA ou Un département, rien que du bon.